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Sur ce nouveau cliché souvenir (ce n’est pas un rêve, bien que le niveau de conscience de Louis soit assez faible), il se voit alors que, petit enfant, un matin il vient juste de se réveiller ; toujours dans cet appartement où il a vécu son enfance, et son adolescence jusqu’à l’âge de 15 ans ; avenue Gustave Jobert, du nom du fabricant de cigarettes dont l’usine était située à moins de cent mètres du domicile familial ; il va traverser le couloir qui conduit à la cuisine pour y prendre le petit déjeuner ; son oncle maternel le tient par la main (c’est inhabituel) ; quand en regardant sur sa droite, vers la porte d’entrée, il découvre un homme, en uniforme kaki, massif (du moins est-ce ainsi qu’il lui apparut), l’arme au pied, baïonnette courte en forme de coutelas au canon, casqué, immobile, regardant droit devant lui,… le porte manteau.

Il n’a pas oublié l’intense stupéfaction qu’il éprouva face à ce spectacle surprenant, et un peu effrayant.

Il se revoit, immédiatement après, devant un bol de café au lait, assis dans la cuisine ; son oncle s’efforce de le rassurer, en vain : il a parfaitement compris qu’un drame est en train de se nouer. La scène se situe un dimanche matin ; peu après le débarquement américain en Afrique du Nord, qui a eu lieu le 8 novembre 1942 ; il n’avait pas cinq ans.

Exceptionnellement, ses parents ont assisté à la première messe, à 7 heure du matin ; habituellement ils allaient, avec lui, à la messe de dix heures ; ils l’ont donc laissé au lit sous la garde de son oncle maternel ; ils savaient, lui dira-t-on par la suite, que son papa serait arrêté, vraisemblablement ce jour-là,  sur l’instigation des  forces alliées, pour être incarcéré, parce qu’il était de nationalité italienne et, de surcroît, soupçonné (sans doute avait-il fait l’objet d’une dénonciation) de sympathie pour le régime fasciste.

Aussitôt une autre photo se présente à son esprit, accompagnée de son cortège d’émotion ; il est debout à la fenêtre de la salle à manger ; celle-là même où s’inscrivit dans sa mémoire son souvenir le plus ancien : son grand-père paternel arrivant de Coetara ; merveilleux petit village de pêcheurs, sur la côte Amalfitaine ; paradis perdu que son papa a si souvent évoqué à son intention, les yeux pétillants du ravissement qu’il éprouvait au simple souvenir, pourtant lointain, des joies vécues en ces lieux, bénits des dieux, pendant sa propre enfance. Louis s’est dressé sur la pointe des pieds ; il regarde, en allongeant le cou, pour passer la tête, non sans difficulté, par-dessus le garde-corps de la fenêtre, le trottoir sur lequel son grand-père lui est apparu près de trois années auparavant (grand-père qu’il ne reverra jamais plus). Le temps est maussade et humide ; le ciel est lourd de nuages ; Sur la chaussée, le long de ce trottoir, stationne une camionnette ; son plateau abrité par une bâche ; il voit son papa y grimper par l’arrière et disparaître sous la bâche ; sans plus tarder la camionnette démarre ; incapable de se pencher à l’extérieur, il la perd rapidement de vue ; il ne retrouvera son papa que plusieurs mois plus tard, à Relizane, petite ville (petite, à l’époque) située à une soixantaine de kilomètres de Mostaganem, dans l’arrière-pays oranais.

Louis que ces souvenirs ont ému et complètement réveillé, réalise que l’arrestation de son papa a dû lui paraître une horrible catastrophe pour qu’il ait gardé la mémoire, méticuleusement précise, de trois moments d’une même matinée, vécue quand il n’avait pas encore cinq ans, alors que quelque effort qu’il fasse pour que se réaniment d’autres évènements contemporains de cette déchirante séparation, il ne parvient à en saisir  que des impressions, des sensations ou des images fugaces, et floues.    

Mais déjà un souvenir visuel se présente, spontanément, sans qu’il doive solliciter sa mémoire engourdie : un train de marchandise s’arrête, dans un bruit de ferraille grinçante, à l’extérieur de la gare de Relizane, sous un soleil de plomb ; on est probablement à la fin du mois de septembre ou au début du mois d’octobre; l’air brulant est irrespirable ; des hommes descendent d’un wagon à bestiaux ; son papa est parmi eux ; le maréchal Badoglio, se désolidarisant de l’Allemagne a signé un armistice avec les alliés, pour le compte de l’Italie, en septembre 1943 ; les Italiens, domiciliés sur le territoire français, qui jusque-là étaient retenus dans des camps de concentration, sont élargis, mais assignés à résidence ; Louis vivra, avec ses parents et son grand frère, dans cette petite ville jusqu’à la capitulation de l’Allemagne, qui mettra fin au second conflit mondial, le 07 mai 1945.

Là encore le souvenir visuel est net ; il n’y a plus aucun doute, pense Louis, cette séparation d’avec son papa, sous la contrainte d’une force invincible, dont il ne comprenait ni l’origine, ni les motivations, avait ouvert au plus profond de lui-même, une plaie dont la cicatrisation ne serait finalement jamais parfaite. Preuve supplémentaire des lourdes séquelles de ce traumatisme qu’un nombre impressionnant d’années n’était pas parvenu à guérir, il se revoit comme dans un tableau vivant, autant dire qu’il revit quasiment, deux autres moments de cette tragédie ; il est avec sa maman et son grand-frère dans une chambre d’hôtel, anonyme, inamicale, à Oran, dans les deux ou trois jours qui ont suivi l’enlèvement, le rapt, de son papa ; il doit se coucher dans un lit dont les draps sont (lui paraissent) maculés de cachets d’encre noire, pareils à de grosses araignées menaçantes ; il tremble de frayeur ; sa maman l’enveloppe dans les pans de sa longue et ample chemise de nuit, confectionnée dans un tissus soyeux ; elle le sert contre elle ; son doux parfum, sa chaleur, la caresse de ka chemise de nuit, le calment ; il peut s’endormir en paix.

Le lendemain matin nouvelle épreuve : dans la prison d’Oran ; un lieu aussi hospitalier qu’une grotte préhistorique ; une foule compacte attend devant deux rangées de grilles, parallèles ; longue attente ; un homme en uniforme, fend cette foule ; il est la réplique du M.P. qu’il a vu dans le couloir le dimanche matin précédent ; cet homme hurle dans une langue que personne ne comprend : « Talfon ! Talfon ! » ; une rumeur circule parmi ces gens qui attendent de revoir leur parent incarcéré : « Mais qu’est-ce « qui » veut ce fou ?... » Louis n’est pas absolument certain qu’on se soit contenté de traiter de fou cet américain énervé qui cherchait un téléphone dans une salle où étaient parqués la foule des visiteurs, visiblement eux-aussi, comme lui-même et sa famille, victimes de la rafle anti italiens. Il était tellement impressionné par la laideur des lieux, l’ambiance qui y régnait, le désespoir de femmes qui soudain se retrouvaient seules, des enfants en larme qui poussaient des cris stridents, que c’est tout juste s’il aperçut son papa quand les prisonniers furent enfin admis à rencontrer, à faire face, à travers les grilles sans même pouvoir toucher leurs mains, aux membres de leurs familles venus leur dire un dernier adieu… le lendemain ils seraient conduits dans un camp de concentration situé dans une zone désertique du sud algérien.  

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