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Louis se souvient avoir, d’abord, éprouvé une sensation ; il y a bien une photo qui lui est associée et qui lui vient à l’esprit ; il la voit ; mais elle n’est pas immédiatement déchiffrable ; le souvenir de la sensation est, en revanche, extrêmement précis ; il a ressenti comme une vive brulure, intolérable et, en même temps, délicieuse ; comment expliquer ? Là, sur son mollet droit ; un fer chauffé à blanc… et un émoi, d’une violence inouïe, déclenchant une jouissance sans pareille, qui remontait tout le long de son échine, et qui plongeait son cerveau dans la plus grande des confusions ; ainsi doivent agir les drogues dures, hallucinogènes, se dit-il… Il se souvient avoir pensé ardemment, désespérément : « surtout que ça dure ! Surtout que ça ne s’arrête pas ! »

Petit à petit, la photo prend forme ; Louis revoit maintenant la scène ; en réalité il ne fait que la deviner car il est dans la pénombre d’une loge de cinéma (à la fin des années quarante ; après la guerre; les cinémas proposaient des loges, généralement situées sur le devant des balcons… c’était encore l’époque où le métro parisien offrait des places de seconde classe ; où les voyageurs étaient répartis en trois classes distinctes dans les wagons des chemins de fer ; les catégories sociales répugnaient à se mélanger ; on n’hésitait pas à tout faire pour se distinguer de « la masse », si on en avait le pouvoir, ou à s’en éloigner, faute de mieux, en payant le cas échéant fort cher pour y parvenir), assis sur une chaise, à côté de sa cousine, une nièce de sa maman ; une belle jeune femme, mère de deux petites filles, ses compagnes de jeu. Le contact épidermique à l’origine de cette émotion, dont la violence l’ébranle encore, soixante quinze années après qu’elle l’ait envahi par surprise, le pétrifiant littéralement… ce contact n’avait pas été recherché ; il s’était produit spontanément, inopinément, sans avoir été voulu. Un aigle noir venait de griffé sa joue de son aile puissante et revêche ; un soleil noir s’installait sur la ligne d’horizon de son univers ; il ne la quitterait jamais plus…

Voilà qui est difficilement explicable, se dit Louis : la sexualité peut donc trouver à s’exprimer à la manière d’un ébranlement tellurique, et surprendre la conscience comme le ferait un accident ; s’emparer d’un cerveau qui n’a pas encore la moindre idée de ce en quoi elle peut consister ; qui ne comprend strictement rien à ce qui lui arrive ; ainsi se manifeste la puissance extraordinaire de la vie ; elle préexiste à tout ; rend tout possible, le meilleur comme le pire ; c’est elle qui donne la première impulsion au monde ; vouloir la réduire au silence serait une entreprise vouée à l’échec et une erreur manifeste ; savoir l’entendre ; accepter son autorité sans devenir son esclave, telle est la sagesse, tel, le défi. Mais comment s’y prendre quand on ignore la nature, et l’origine, d’un phénomène qui vous assaille ; qui vous tétanise.

Louis se demande quel âge il pouvait bien avoir le soir où il fut touché par la révélation de l’existence d’un univers souterrain, clandestin ; par la prise de conscience qu’on pouvait, à tout moment, s’y trouver submergé, englouti, aux prises avec des forces occultes ; y devoir combattre avec l’ange : affronter le créateur tout puissant, la nature ; de laquelle tout procède ; à laquelle tout fait retour ; affrontement perdu d’avance parce que trop déséquilibré… Mais, au fait, pour quelle raison faudrait-il qu’il y ait affrontement ?

En même temps qu’il se pose cette question, une autre photo surgit d’un passé encore plus lointain ; il devait avoir environ neuf, au plus dix ans, quand, comme on vient de le voir, dans l’obscurité d’une salle de spectacle, il avait été littéralement happé dans la gueule, sulfureuse, du dieu Eros ; mais à l’évidence ce dernier s’était déjà manifesté, par deux fois, sous d’autres apparences ; à la première occasion il avait mis à profit la naturelle curiosité de deux enfants pour ce que les adultes prétendent leur cacher sans justifier la discrétion qu’ils leur imposent ; cela se passait à Relizane ; louis n’avait donc pas encore sept ans. Une ravissante petite mauresque, à peine plus âgée que lui, aidait sa maman dans les tâches ménagères, contre une maigre rémunération, fort appréciée d’elle-même et de sa famille (il faudrait s’attarder sur de telles pratiques ; pas nécessairement pour les condamner ; elles ont été le signe visible, et significatif, d’une époque ; elles doivent disparaître pour le présent et l’avenir ; mais il est de la plis haute importance de comprendre comment elles purent s’imposer, et ne pas choquer : savoir poser un regard curieux, et tolérant, sur les productions passées de l’esprit ; sentir combien on en est tributaire ; découvrir le lien logique, cohérent, qui les enchaîne au présent, lui donnant son sens et, à la fois, son prix).

La petite mauresque et lui-même étaient aussi curieux l’un que l’autre de découvrir leur anatomie intime respective : « Je te montre, mais toi aussi tu dois me montrer… » ; lui dit-elle (preuve, s’il en fallait une, que c’était lui qui avait pris l’initiative) ; pleinement rassurés par l’équilibre du contrat ils se livrèrent, avec une grande complaisance, à l’examen attentif et très intéressé, de leurs appareils génitaux : à la grande stupéfaction de Louis, la petite fille s’exclama, à la vue de son minuscule pénis : « Qu’il est grand ! ».

La photo est nette ; les deux enfants sont dans une cuisine, devant un évier ; la petite fille a interrompu son travail (elle rinçait de la vaisselle) pour s’offrir à la contemplation de son camarade, en relevant bien haut sa jupe… image d’un paradis perdu ; cette cuisine prend, dans le souvenir de Louis, toutes les apparences et la fraicheur d’une élégante cage à oiseaux exotiques ; envahie des fragrances enivrantes, et parée des couleurs acides, dignes d’un palais des « Mille et une nuits » ; Apollon y avait précédé Dionysos.

La second Epiphanie est un peu plus tardive : Louis est en sixième au collège Rene Basset de Mostaganem ; l’établissement pratique la mixité ; l’une des élèves de sa classe se distingue par une sorte de maturité précoce  : elle intervient fréquemment pendant les cours ; prend la parole hardiment ; voire avec une certaine véhémence ; elle connaît une incroyable quantité de proverbes, qu’elle cite, avec aplomb, en toutes occasions ; ses camarades de classe y voient une forme originale de culture, d’érudition et de sagesse, qui les impressionne vivement ; elle se prénomme Francette ; une après-midi, à l’occasion d’une activité périscolaire, louis et Francette se retrouvent, par hasard (mais était-ce vraiment le cas ?) assis, l’un  à côté de l’autre, dans une salle de cinéma (encore une salle de spectacle ; Louis se dit qu’il ne serait peut-être pas inutile d’examiner le rapport pouvant exister entre l’obscurité d’une salle de spectacle, voire la fascination du spectacle lui-même, et l’éveil de la sexualité). Quand, à la fin de la projection du film, la salle s’illumine à nouveau, Louis réalise avec étonnement que son épaule gauche est étroitement collée à l’épaule droite de sa voisine ; il la regarde comme s’il la voyait pour la première fois, avec le sentiment de la découvrir ; il respire son haleine ; ressent à distance la chaleur de son corps…il est troublé par la présence invisible, mais manifeste, d’une force d’origine inconnue qui le tient vigoureusement sous son emprise ; il voit dans les yeux de Francette qu‘elle est aussi émue que lui...l’évènement, dont il ne doute pas qu’il aura joué un rôle important dans son existence, restera, apparemment du moins, sans lendemain.   

      

 

                        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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