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On peut affirmer, sans grand risque d’être contredit, que la scolastique a été le principal courant de la philosophie médiévale ; il a consisté à appliquer, dès le début du Moyen-Âge, à ce que l’Occident découvrait alors de la philosophie grecque antique, les méthodes mises au point, précédemment, pour l’étude de la bible et, d’une façon générale, des textes sacrés. C’est ainsi que dans les universités, qui commencèrent à fleurir dans les grandes villes d’Europe au treizième siècle, on se livra essentiellement à trois types d’exercices : la « lectio », ou analyse et explication des textes anciens ; la « quaestio » et la « disputatio », qui donnaient lieu à des commentaires de ces mêmes textes, ou à des commentaires des commentaires dont ces textes avaient déjà fait l’objet ; commentaires administrés ex cathedra par un maître à penser, dans le premier cas (la quaestio) ; produits à l’occasion de joutes publiques entre deux orateurs, dans le second cas (la disputatio).

En même temps qu’apparaissaient les universités, Thomas d’Aquin finit par imposer à l’Eglise catholique, comme seule référence, la philosophie d’Aristote ; ce dernier se trouvait investi, dans la « Somme théologique » (ouvrage majeur de Thomas d’Aquin), d’un titre singulièrement honorifique : il était dit « le » philosophe, sans autre précision ; Thomas d’Aquin voulant signifier par cette formule superlative qu’après Aristote la philosophie ne pourrait plus rien exprimer de nouveau et qu’avant lui rien de substantiel n’avait été dit ; on assistait ainsi aux épousailles de la théologie chrétienne et de l’aristotélisme, en même temps diront certains, qui n’auront probablement pas tort, que le christianisme entonnait, bien sûr sans le savoir, son chant du cygne… le mariage improbable d’une philosophie conçue comme un pur approfondissement de la raison et de la logique (et, accessoirement, sous inspiration païenne) avec les Evangiles, engageait ces derniers sur une voie sans issue, qu’illustre, huit siècles plus tard, la désertification que connaissent actuellement, sans esprit de retour, les églises chrétiennes de quasiment toute l’Europe.

Ils furent nombreux à se revendiquer, ou à s’inspirer, de l’école péripatéticienne : en même temps que Thomas d’Aquin, on peut citer Albert Le Grand ; puis, par la suite, jusqu’au quatorzième siècle, Robert Grossetête, Roger Bacon, Duns Scot ou, encore, Guillaume d’Occam ; cette liste n’est pas limitative

Aristote n’est, à l’évidence, pas, comme le pensait Thomas d’Aquin, le premier ni le dernier des philosophes. Mais il est vrai que longtemps après lui des écoles de philosophie se sont succédées qui n’ont fait que tenter d’approfondir sa pensée… et n’ont réussi qu’à la paraphraser... même s’ils le firent, et ce fut souvent le cas, avec talent.

En fait, les vrais philosophes sont des visionnaires, on peut encore dire des prophètes ; ils voient dans l’esprit de leur temps s’esquisser des lignes de force dont ils devinent vers où elles vont conduire la pensée collective ; ce surcroît d’acuité intellectuelle les distingue de leurs contemporains, en même temps qu’il les isole. Ils n’inventent rien à proprement parler, sinon au sens archaïque où l’empereur Constantin et son épouse sont réputés avoir inventé la vraie Croix ; ils découvrent, décèlent, enfouis sous l’enchevêtrement inextricable du discours banal, quotidien, et des mœurs courantes d’une société, des points de coagulation, autour desquels vont venir, en nombre grandissant, se figer des attitudes, des postures, des comportements, qui finiront par constituer les mœurs des temps à venir ; ils ont une vision du monde en devenir ; ils en ressentent les premiers frémissements ; ils voient clairement la polarité des ébranlements en cours… et ils comprennent, avant qui que ce soit, les implications qu’elle comporte pour ce qui regarde l’idée du monde et des hommes ; or c’est précisément en cette idée que consiste la philosophie ; cette idée qui vise à déterminer de quoi est faite l’humanité et ce qu’on en peut attendre ; quels rapports les hommes, en tant qu’ils sont des humains, ou peuvent le devenir, et le monde, entretiennent entre eux ; qui est premier du monde ou de l’humanité ; si l’humanité et le monde trouvent à s’édifier dans l’immanence, ou si leur existence fait nécessairement appel à une forme quelconque de transcendance, et dans quelle mesure… en somme, ce qu’on essaie de faire entendre ici, c’est que philosopher consisterait d’abord, et peut-être même exclusivement, à scruter ontologiquement le phénomène humain. Et dans cette perspective une question se pose : qui peut être regardé comme le premier philosophe en Occident ?

On a longtemps pensé que Platon, guidé, éveillé, par Socrate, avait été le premier à construire une œuvre proprement philosophique. Comme indiqué précédemment, le haut Moyen-Âge s’est ravisé, privilégiant Aristote, dont le retour en gloire aura marqué, vraisemblablement, le début des temps modernes ou, plutôt, en aura constitué les prémices. En même temps on a commencé à perdre de vue l’être, la question ontologique, comme l’a fait remarquer Martin Heidegger ; les hommes ne se sont plus posé les seules questions qui vaillent (du point de vue philosophique) et qui demandent : qu’est-ce qu’un être humain ? Qu’en est-il du monde ? Ils se sont contentés de s’acharner à prendre possession de ce monde qu’ils trouvaient toujours déjà là, et à le maîtriser ; sans en connaître clairement l’origine ; sans se préoccuper de déterminer les rapports que leur propre essence et celle du monde doivent entretenir, l’une avec l’autre ; sans même imaginer que toute action sur le monde pourrait déclencher inéluctablement une réaction quasi immédiate sur l’humanité à laquelle ils peuvent prétendre…

Au vingtième siècle certains, dans les milieux qui sont préoccupés de philosophie, ce sont avisés de l’existence de philosophes antérieurs à, ou contemporains de, Socrate et Platon, et ont avancé l’idée que la vraie philosophie pourrait être née avec eux. En particulier le grand philosophe allemand Heidegger a cru comprendre, en découvrant ces philosophes précoces, qu’on a qualifiés de présocratiques, qu’ils avaient été les premiers, mais aussi les seuls, à poser la question de l’être dans les termes qui, selon lui, conviennent à une authentique recherche philosophique.

Malgré toute l’admiration qu’on peut légitimement éprouver pour Martin Heidegger et pour sa géniale remise à l’ordre du jour de la question primordiale de l’être, on ne partagera pas son point de vue sur les présocratiques ; ce n’est pas à eux que revient le mérite d’avoir identifié la question de l’être, mais c’est à Platon que ce mérite revient de droit ; il est le premier à avoir compris que l’être avait à voir essentiellement avec l’esprit de l’homme, avec sa pensée.

Les grands philosophes sont ceux qui comme lui se sont préoccupés d’anthropologie philosophique. Ils sont peu nombreux. Pour ma part je n’en vois que deux qui aient réellement compté en l’occurrence. C’est d’abord Platon ; l’immense majorité de l’humanité vit encore en croyant que l’homme est tel qu’on le voit décrit dans ses dialogues. Le second c’est Martin Heidegger.

Le premier a inauguré la civilisation occidentale ; il a fait école comme Aristote ; les pensées qu’il a exprimées sur l’homme et le monde, sont celles qui ont alimenté pendant vingt-cinq siècles la réflexion philosophique, notamment à travers le christianisme, ou plus exactement, après qu’elles aient été fusionnées avec les conceptions d’Aristote, à travers le Thomisme ; cette pensée a culminé avec Hegel, après avoir été à peine aménagée par Descartes.

Le discours du second sonne le glas de cette civilisation tout entière fondée sur le sujet pensant ; la plupart de nos contemporains l’ignorent encore mais c’en est fini de cette croyance aveugle en l’homme, source de la pensée, responsable de ses actes et de son destin. Une ère nouvelle s’annonce ; la mutation prendra sans doute du temps (certainement pas huit siècles), car on sait enfin d’où vient que l’homme pense ; ce qu’il lui est donné à penser ; en quoi peut consister son humanité ; comment elle trouve à s’exprimer ; ce qui lui interdit de s’épanouir : l’histoire de l’être et donc de l’humanité va pouvoir commencer, les hommes n’ayant vécu jusqu’à ce jour, et devant continuer encore un temps à vivre, la simple histoire du cerveau humain ; l’histoire de la mise en place progressive des conditions pertinentes de production d’un logiciel nommé « conscience ».

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