Quand sonnera l'heure du bilan

A l’heure du bilan, tout sera consommé : le temps des souhaits, le temps des projets seront irrémédiablement derrière vous ; vous serez parvenus au temps des regrets… A moins, direz-vous, que vous ayez eu beaucoup de chance ; que la vie vous ait constamment souri ; vous pensez que dans ce cas il vous sera donné de pouvoir vous endormir de ce dernier, si doux, sommeil du juste… détrompez-vous, malheureusement, cet ultime sommeil, sans réveil, n’aura rien de réparateur ; il sera précédé d’un pincement de cœur ; de l’irrépressible émoi de celui qui quitte un rivage hospitalier… il n’y aura, vous dit-on, que regrets… de n’avoir pas fait, pas dit… ou de devoir quitter.

Quand sonnera l’heure du bilan, il sera évidemment trop tard pour commencer à s’enquérir des conditions à réunir pour parvenir à la sérénité. En revanche il est à tout moment possible, et donc souhaitable, d’établir un état des lieux. Cela nécessite un certain savoir-faire, une forme d’expertise ; il ne s’agira pas de faire le compte de vos désirs inassouvis, de vos rêves avortés ; mais, tout au contraire d’établir un récapitulatif exact, minutieux et complet, des déterminations dont vous vous sentez, dont vous vous savez, la victime ; vos défauts et vos insuffisances ; vos peurs, vos phobies et vos appréhensions… toutes ces barrières, ces murs qui limitent votre champ d’action, qui bornent étroitement votre horizon ; que vous le vouliez ou non, ils sont les murs de soutènement du monde dans lequel vous vivez ; et vous êtes enfermés dans  ce monde, qui est exclusivement le vôtre, et pas dans celui du voisin, qui vous paraît tellement plus confortable que le vôtre, qui vous semble favoriser la réussite dans de si nombreux domaines ; votre existence, vous n’en avez qu’une, est condamnée à se jouer sur une seule scène, celle de votre monde. L’état des lieux vous amènera à vous reconnaître aussi des qualités, des aptitudes, des dispositions… L’état des lieux est un bilan provisoire ; il comporte une colonne crédit et une colonne débit ; la sérénité commence dès que le solde n’est pas, ou n’est plus, négatif.

Personne ne peut juger de ce que vaut votre vie ; pour émettre un tel jugement il faudrait pouvoir pénétrer dans votre monde ; or l’accès en est interdit à quiconque ; tout au plus pourrez-vous en fournir une description ; vous la croirez fidèle ; elle sera interprétée à l’aune des critères valides dans le monde de votre auditeur. Le monde commun est une abstraction commode ; mais n’a aucune existence réelle ; c’est pourquoi la justice des hommes sera toujours invalide, et surtout profondément injuste, dès lors qu’elle se fixera pour objectif de sanctionner ; tout au plus peut-elle tenter de dédommager les victimes ; les injustices fatales qu’elle commet de toute façon étant alors moins gravement traumatisantes.

Il vous appartient donc de juger par vous-même de ce que vaut votre vie déjà écoulée, et de ce qu’il serait convenable et possible, que vous entrepreniez. Vous êtes un automate auto programmé… qui, sa vie durant, restera, dans une certaine mesure, dans une faible mesure, programmable : vous pourrez volontairement vous donner les moyens d’esquiver les contraintes qui pèsent sur vous et votre comportement du fait de l’auto-programmation que vous avez subie ; laquelle constituera toujours le fond de votre personnalité ; dont vous ne pourrez jamais vous départir ; qui délimitera de toute façon votre champ d’action ; mais que vous pourrez contourner, à force de discipline, d’humilité et donc de renoncements… de renoncements ? Oui, si s’interdire de rêver de performances inaccessibles peut être considéré comme renoncer ? Il faudrait, semble-t-il, y voir plutôt le fait de la sagesse. La sérénité ne s’acquiert souvent qu’à ce prix.

Quoiqu’il en soit la célèbre formule ; « Connais-toi toi-même », qui était inscrite au fronton du temple d’Apollon à Delphes est toujours d’actualité. Mais elle signifie qu’on doit se contenter, humblement, de vivre ce à quoi nous dispose le monde auquel nous a voués le programme qui a fait de nous une ébauche d’être humain.