Civilisations, suite n°3 (La civilisation occidentale)

On a longtemps considéré (sans doute est-ce encore trop souvent le cas) que le propre de la civilisation occidentale était d’avoir accordé la priorité à la raison, ce qui l’aurait conduite à la scientificité et à la technicité ; la civilisation occidentale se caractérise, il est vrai, par d’impressionnantes conquêtes scientifiques et technologiques. Si les conclusions du précédent article de ce blog, intitulé « Civilisations, retour sur la définition », sont exactes, la civilisation occidentale aurait, plus (ou mieux ?) que toute autre, pris conscience du rôle de la raison dans l’émergence et l’organisation du monde des humains, et l’aurait instrumentalisée, la mettant au service  d’une finalité bien particulière, voire exclusive de toute autre, la maîtrise, le contrôle, de la nature, l’exploitation des ressources qu’elle recèle ; en somme, la civilisation occidentale  serait la civilisation qui aurait conduit les hommes à s’emparer de la force interne qui préside au développement de toute civilisation, pour l’asservir, délibérément, consciemment, à la réalisation de projets humains. C’est ainsi que certains en sont venus à considérer qu’elle était « La Civilisation », la seule en prise avec la réalité profonde de l’humanité, celle qui s’était approprié, en quelque sorte, le feu divin, la puissance créatrice, génitrice, du monde des humains.

La question est : pourquoi est-ce à cette civilisation, et à aucune autre, qu’est échu le privilège (les thuriféraires de cette civilisation, comme monsieur Guéant, ne doutent pas une seconde qu’il s’agisse d’une entreprise à caractère messianique) d’ouvrir la voie à l’appropriation par l’homme (pas n’importe lequel, l’authentique civilisé, l’occidental) de la puissance génératrice de ce qui devrait être, par essence,  ou par définition, le progrès ; qui lui donne donc le droit (probablement même, devrait-on dire, le devoir) d’en faire profiter toute l’humanité (ce qu’il s’est employé à faire… en créant des empires coloniaux, par exemple, et qu’il continue de faire… en mondialisant son système économique, le capitalisme financier, outil privilégié du progrès humain, mis au point par ses soins) ?

En réalité ce n’est pas la raison qui peut caractériser une civilisation, mais l’usage qu’elle en fait. La raison est une détermination du vivant, qu’elle soit mise en pratique consciemment ou non. Par exemple, toutes les stratégies visant à assurer la survie des individus dans le monde animal s’appuient sur le repérage des cause et des effets ; elles sont toutes des applications du principe de raison ; il est même surprenant que l’humanité ait été si longue à énoncer ce principe (qu’il ait fallu attendre le dix septième siècle). Tout ce qui fait monde, pour l’homme, comme pour n’importe quel autre animal, ne vient à l’être que parce qu’il répond au principe de raison ; une civilisation n’est rien d’autre qu’un mode particulier de recevoir, et d’exploiter, le dit principe. Si, d’ailleurs, comme cela vient d’être précisé, le principe de raison n’a été identifié que tardivement, c’est bien parce qu’il est une loi qui s’impose aux êtres vivants, à tous les êtres vivants, aux humains comme à n’importe quels autres, qu’ils le veuillent ou non, et que ce n’est donc pas ce principe qui peut déterminer, en la singularisant, une civilisation quelconque, et pas plus la civilisation occidentale qu’une autre.

Il faut donc orienter dans une toute autre direction la quête du, ou des postulats premiers, fondateurs de civilisations, en tenant compte de la conclusion provisoire à laquelle a conduit la réflexion menée tout au long des quatre articles intitulés « Civilisations » : les fondements d’une civilisation doivent, aussi, pouvoir rendre compte de l’usage qu’on y est amené à faire du principe de raison. (A suivre)

[Louis R. Omert est l’auteur de l’ouvrage intitulé « Le sursaut », « Essai critique, social et philosophique », publié chez l’Harmattan, dans la collection « Questions contemporaines »]