Le cerveau: une énigme?

On s’étonne, y compris dans les milieux scientifiques, que soumis aux mêmes stimuli (excitations externes : images ; sons… etc.) deux cerveaux ne réagissent pas de façon parfaitement identique, du moins de ce qu’on en peut constater en enregistrant les influx électriques incidents, consécutifs à ces excitations ; les circuits activés ne sont manifestement pas exactement les mêmes. Qu’en conclure, sinon que chaque cerveau réagit suivant une programmation qui lui est propre ? Est-ce surprenant ? Certainement non ; chaque individu, humain, a sa spécificité, et on peut en proposer une explication convaincante.

Il en va, déjà, ainsi avec les animaux ; chacun présentant une sorte de personnalité propre ; comment pourrait-il en être autrement avec des êtres humains ? Ceux-ci disposent, en effet, d’aptitudes mentales infiniment plus complexes que ceux-là, en raison de leur disponibilité à la pratique d’un langage évolué, et à la capacité d’abstraction qu’elle suppose, en même temps qu’elle l’entretient, et lui permet, même, de se développer considérablement ; qu’est-ce à dire, sinon que les cerveau humains accueillent manifestement des lignes de programmation plus sophistiquées que les cerveaux des autres animaux ?

Qu’imaginait-on ? que le cerveau de l’homme, lorsqu’il émerge au sein du monde, serait déjà programmé ; que le petit d’homme disposerait d’un cerveau préprogrammé ; que le contenu spirituel du cerveau serait d’origine génétique ; qu’il existerait des gènes de l’intelligence et, d’une façon générale, des aptitudes mentales, comme il en existe qui commandent aux émotions, aux capacités musculaires, à la couleur de l’iris, à la longueur du nez ? Qu’un jour on serait à même de sonder les structures intimes, physico-chimiques, des cerveaux, et qu’on en pourrait déduire, avec certitude, leurs performances futures ? Il n’est pas exclu que certains, et peut-être même le plus grand nombre, l’ait cru ; pourrait-il s’en trouver pour y croire encore ? Le fait est qu’on n’a pas hésité à se pencher, le plus sérieusement du monde, sur le cerveau d’Einstein pour essayer d’y déceler, dans son volume, dans les volutes de ses neurones, le secret, l’explication ultime, de son génie de physicien ?

K. E. Kant a cru pouvoir distinguer chez l’homme une faculté qui lui permettrait d’énoncer des « jugements synthétiques a priori » ; savoir, qui confèrerait à son cerveau le pouvoir de saisir, d’analyser, de comprendre, spontanément, automatiquement, le réel, non pas dans tout ses détails, mais dans sa nature, avant toute expérimentation ; on s’est beaucoup exagéré la portée de cette capacité de jugement ; pour Kant, elle consiste à affirmer, comme procédant d’un simple constat, d’aucuns diront de l’affirmation d’un postulat, que la structuration du cerveau impose des conditions a priori d’intelligibilité du réel ; parmi lesquelles l’espace et le temps ; lesquels seraient, donc, des produits du cerveau ; il s’agirait d’exigences que le cerveau pose, avant d’autoriser la conscience à accueillir une représentation du réel ; l’espace et le temps ne seraient pas des attributs du réel : la réalité, dont le cortex supérieur de l’homme consent à rendre compte, serait forcément, « pour lui » ; étendue ; sa prise de conscience, « par lui », ne pourrait se réaliser que dans la chronologie.

Bien sûr que le cerveau comporte une forme de disposition, forcément innée, qui le porte à appréhender le réel selon des modalités particulières préétablies ; condition, sine qua non, pour que l’individu puisse entrer en contact avec son environnement ; il n’est pas concevables que le cerveau soit l’équivalent d’une pellicule cinématographique vierge, totalement passive. La conscience est nécessairement intentionnelle ; elle est l’agent préposé à une recherche, à une exploration ; agent qui, sans pour autant connaître a priori l’objet de sa quête, sait, originairement, selon quelles modalités elle pourra, et devra donc, se dérouler. Mesure-t-on la stupéfiante perspicacité dont a fait preuve Kant, en plein dix-huitième siècle, quand il a rédigé son œuvre maîtresse, intitulée « Critique de la raison pure », dans laquelle il a exposé, entre autres, cette conception d’une nécessaire stipulation a priori du temps et de l’espace, laquelle allait franchement à contre flux du sens commun ? Il n’est pas évident qu’aujourd’hui encore tout le monde s’y soit rallié.

Pré-programmation du cerveau ? C’est évident ! Mais dans la simple mesure où cette détermination préalable est indispensable au cerveau pour l’autoriser à s’auto-programmer, à se programmer lui-même, automatiquement, indépendamment de la volonté du sujet, le plus souvent même en marge de toute prise de conscience, d’abord ; et, éventuellement, accessoirement, occasionnellement, dans le cadre, par exemple, d’un apprentissage, d’une activité d’étude ou de recherche, avec le concours de le volonté du sujet.

L’auto-programmation du cerveau humain étant conditionnée par la constitution neurophysiologique du sujet, par son métabolisme, ses équilibres hormonaux, en un mot par son capital génétique, ainsi que par les circonstances auxquelles son existence va le confronter, soit par une multitude de paramètres susceptibles de varier indéfiniment en intensité, en dosage, en spécificité… on comprend que deux individus, soumis à un même stimulus externe, ne puissent pas présenter, dans leur cortex cérébral, les mêmes activations neuronales, attendu que ces activations sont les marques observables de la réponse à ce stimulus que leur cerveau a programmée.

On voit donc que, si on interroge le fonctionnement du cerveau humain à l’aide d’une approche qu’on pourrait qualifier de logarithmique, cet organe, le cerveau humain, dont il faut bien concéder qu’il est d’une infinie complexité de structure et de fonctionnement, certes ne perd rien de sa complexité, mais devient un peu moins énigmatique.

[Louis R. Omert est l’auteur de l’ouvrage intitulé « Le sursaut », « Essai critique, social et philosophique », publié chez l’Harmattan, dans la collection « Questions contemporaines »]