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Vu, ces jours derniers, pour la troisième fois, à la télévision, « Billy Elliot », le film de Stephen Daldry, qui a remporté, au début des années 2000, un franc succès populaire, et plusieurs récompenses, dont on peut affirmer qu’elles étaient pleinement justifiées ; en effet, il n’est pas indispensable d’être un cinéphile averti, pour réaliser, dès la première vision de ce film, qu’on a affaire à une œuvre qui se hausse bien au dessus de la médiocrité ordinaire à but exclusivement lucratif. Ce petit chef d’œuvre fait partie des films, peu nombreux, qu’on apprécie un peu plus à chaque fois qu’on les revoit ; et le voyant pour la troisième fois, alors que le scénario est d’une grande simplicité, qui se laisse appréhender au premier degré, je ne cache pas que je n’ai pu réprimer, je peux dire tout au long de la projection, une émotion, plus intense que celle ressentie les deux premières fois, redécouvrant, avec une sorte de stupeur, des choses déjà vues, bien sûr, mais qui n’avaient pas été appréciées, pour autant, à leur juste valeur, probablement parce qu’elles ne se livrent que si on s’avère capable de les apprivoiser, pour les avoir fréquentées plus à plusieurs reprises.

Le metteur en scène a su maîtriser, comme jamais vu, jusque là, au cinéma, l’art du contrepoint : l’aventure du jeune héros, Billy, se déroule à Durham (durement touchée par les fermetures de mines) ; elle est contée, non pas simplement sur fond de grève des mineurs de charbons (on est à l’époque où Madame Thatcher fait charger, par les forces de l’ordre, les grévistes qui défendent leur emploi), mais dans un entrelacs, minutieusement et finement, ciselé, où l’on voit l’émouvant acharnement du jeune danseur, qui s’efforce de maîtriser de difficiles pas de dense, et qui est comme enlacé, embrassé, enveloppé, par l’ardeur désespérée avec laquelle les mineurs réclament, dans un tumulte indescriptible, qu’on ne les prive pas de leur travail : même rythme, même acharnement, dans la danse et dans le combat que mènent les mineurs.

Dans ce face à face improbable entre des gueules noires et un jeune garçon, follement épris de danse, on touche à l’ineffable ; ce qu’on nous montre ne saurait se laisser décrire par des mots, mais s’expose à la vue, complaisamment, et de façon évidente ; le spectateur se trouve irrésistiblement emporté comme par un tourbillon et, il n’en peut douter, il touche à quelque chose d’essentiel dans les deux cas, à quelque chose de vital, aussi bien au spectacle de la lutte des mineurs pour garder leur emploi qu’à celle de Billy contre la pesanteur. En effet, il ne s’agit pas simplement de montrer le parcours initiatique d’un jeune garçon qui a trouvé sa voie, une voie qui va lui permettre de s’émanciper de la dure condition du travailleur des mines ; il s’agit de montrer, tout à la fois, d’un côté, le monde terrifiant de la mine, et la dignité blessée des mineurs ; de ces hommes qui, parce que leur travail était contraignant, dur, dangereux, avaient dû, et su, tisser, entre eux, des liens de solidarité, admirables ; qui pratiquaient leur métier avec fierté, comme un combat viril, et un peu comme un sacrifice, on ose même écrire, comme un sacerdoce ; et, de l’autre côté, du côté radicalement opposé (du moins, en principe), Billy qui aspire à une tout autre activité que celle de ses ancêtres, une activité artistique, avec laquelle les mineurs sont, on s’en doute, peu, voire pas du tout, familiarisés. Dans ce contrepoint magistral, qui traverse tout le spectacle, sans jamais l’alourdir, le metteur en scène s’efforce, probablement, de faire ressortir l’égale épaisseur d’humanité qui se cache derrière les manifestations violentes des mineurs, et derrière l’obstination forcenée du jeune danseur.

Dans ce sentiment passionnel que Billy éprouve pour la danse, les mineurs finiront par reconnaître le sentiment qui les anime eux-mêmes, ce sentiment qui les pousse, comme par vocation, à être mineurs ; alors l’amour de la danse leur paraîtra parfaitement compatible avec la nécessaire virilité dont doit, selon eux, s’affubler un homme ; alors ils n’auront de cesse que Billy parvienne à satisfaire son ambition et ils l’aideront à y parvenir avec enthousiasme.

La mise en scène est émaillée, par ailleurs, de mille détails subtiles qui font de ce film un spectacle délicieux ; c’est, par exemple,

- Billy déambulant dans les rues de Durham en compagnie d’une petite camarade qui, négligemment, frotte l’extrémité d’un morceau de bois, qu’elle porte à bout de bras, contre les murs, portes et palissades, que les deux enfants longent au cours de leur déplacement, et qui, sans transition, sans autre forme de procès, et sans quelle en ait le moins du monde conscience, déclenche un son de crécelle, quand son morceau de bois vient heurter les boucliers d’un pelotons de CRS (ou de ce qui en tient lieu au Royaume Uni) qui, épaules contre épaules, derrière un rempart fait de leurs boucliers, interdisent l’accès d’une rue… les deux enfants, immergés dans leur monde, sont étrangers aux violences des adultes ;

- Billy qui a compris que son meilleur ami est homosexuel, et qui, au moment de lui faire ses adieux parce qu’il quitte Durham pour intégrer une école de danse, l’embrasse sur la joue, pour lui montrer que leur amitié reste intacte et qu’il peut compter sur sa compréhension… délicatesse des sentiments ;

- Billy, encore, qui renouvelle ses adieux, à son ami, alors qu’il s’en est éloigné, et qu’il le voit maintenant, de loin, au milieu d’un enchevêtrement de terrasses, d’escaliers, de ruelles, comme pris au piège d’un labyrinthe, dans lequel il va finir par disparaître à ses yeux et à ceux des spectateurs… un enfant avalé par un monde inhumain comme par une pieuvre ;

- Billy, toujours, qu’on voit progressivement émerger au sommet d’une côte, en dansant comme s’il allait s’élancer en plein ciel… il quitte l’obscurité d’un gouffre pour la clarté ;

- Billy enfin, adulte, devenu danseur étoile, qu’on voit, de dos, se préparant à entrer en scène pour interpréter le ballet du « Lac des cygnes » (un des leitmotivs musicaux du film), et qui soudain, grâce à la magie des artifices cinématographiques, passe de l’ombre des coulisses dans la lumière de la scène, dans un bon prodigieux, filmé au ralenti, exclusivement ascensionnel et qui n’en finit pas… explosion dans la pleine lumière d’un artiste qui, enfant, confiait que quand il dansait il se sentait devenir électricité et qui, là, dans un final éblouissant, devient pur rayon lumineux.

Je suis bien incapable de restituer l’émotion intense, et délicieuse, qu’on peut ressentir en voyant ce film ; mais ce que je puis affirmer c’est que, quand l’écran se vide du spectacle bouillonnant auquel on a assisté, on ne peut pas ne pas se dire qu’il est impossible que le Royaume Uni quitte l’Europe ; que sans le Royaume Uni l’Europe serait orpheline ; que tout doit être fait pour que des politiciens démagogues, exclusivement occupés à faire durer leur propre carrière, ne privent pas l’Europe, cette jeune patrie commune des vielles nations qui ont construit l’Occident, de l’un de ses membres les plus légitimes et les plus prestigieux.

[Louis R. Omert est l’auteur de l’ouvrage intitulé « Le sursaut », « Essai critique, social et philosophique », publié chez l’Harmattan, dans la collection « Questions contemporaines »]

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